Bientôt un “malus en capital fossile” pour les organismes d’assurance ?

par | 17 février 2025 | Assurance

Les organismes d’assurance sont guidés par un robuste cadre prudentiel, révisé en profondeur après la crise financière de 2008. Il ne tient qu’indirectement compte des risques liés au changement climatique via l’impact que celui-ci peut avoir sur la valeur des actifs qu’ils détiennent, mais pourrait bientôt s’étoffer à la suite d’un rapport de l’autorité de supervision européenne en charge du secteur.

Le 8 janvier 2025, la Directive européenne 2025/2 a été publiée au Journal Officiel de l’Union Européenne. Elle amende, notamment sur les risques dits de “soutenabilité”, la directive 2009/138 dite “Solvabilité 2” qui encadre les activités d’assurance dans l’Union Europénne. Elle donne en particulier mandat à l’EIOPA, le gendarme européen du secteur de l’assurance, d’évaluer l’opportunité et les éventuels impacts d’un traitement prudentiel spécifique des actifs ou activités associés “de façon substantielle” à l’atteinte ou non d’objectifs dits « ESG » (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance).

Preuve de l’importance du sujet aux yeux de l’EIOPA – ou de la lenteur du process législatif européen –, elle a publié le 7 novembre 2024, avant même que son mandat soit effectif, un rapport intitulé « Report on prudential treatment of sustainability risks »[i] – rapport sur le traitement prudentiel des risques de soutenabilité.

Trois axes d’analyse, un démarrage tout en douceur

Si l’on peut se réjouir que l’EIOPA s’intéresse au sujet avec célérité, on remarque assez vite le peu d’ambition du document. En effet, l’EIOPA s’est concentrée sur trois axes seulement, en évoquant les limites de l’exercice, liées selon elle à la lenteur du rythme des discussions autour des objectifs environnementaux et sociaux, à la jeunesse des pratiques en matière de modélisation des risques de soutenabilité, et à la faiblesse de la disponibilité des données liées à de tels risques.

Elle s’est donc concentrée sur les liens potentiels :

  • Entre les risques de transition et les risques prudentiels de marché en termes de risque actions, de spread et de risque immobilier ;
  • entre les mesures de prévention des risques liés au climat et les risques de souscription non-vie ;
  • entre les risques prudentiels et les risques sociaux.

Elle en tire certes une conclusion forte mais la portée de ce rapport reste très limitée par rapport à l’ampleur de la problématique.

L’ORSA resterait le socle mais intégrerait un malus pour les fossiles

En revanche, l’évaluation des « risques de transition » portés par la transition vers une économie bas carbone, et de leurs impacts sur les actions et les obligations par secteurs, a convaincu l’EIOPA de la pertinence d’un renforcement des paramètres prudentiels spécifiques aux actions et obligations des entreprises du secteur des énergies fossiles. En effet, l’EIOPA a estimé le risque de transition par secteur d’activité sur la valeur des actions en calculant la « Value At Risk » (VaR), notion traditionnellement utilisée pour mesurer le risque de marché, sur la période 2010-2021.

Elle constate que la perte potentielle de valeur sur les actifs du secteur des énergies fossiles est 4 fois supérieure à celle de l’ensemble du marché, et deux fois supérieure à celle du secteur financier, ce qui reflète un risque de marché bien supérieur à la moyenne et nécessiterait donc un traitement prudentiel spécifique.

A mots choisis, l’EIOPA recommande donc au législateur de rendre plus coûteuse la détention d’actifs liés au secteur des énergies fossiles, pour mieux refléter leur profil de risque et renforcer la solvabilité des organismes d’assurance, en cas de choc financier spécifique sur les entreprises du secteur des énergies fossiles lié à la transition vers une économie bas carbone. L’impact serait significatif, car il renchérirait de 17% maximum le coût en capital de la détention des actions concernées, et jusqu’à 40% pour les obligations.

Du point de vue des objectifs de développement durable, cela aurait un effet vertueux indirect, les assureurs étant découragés de financer ces acteurs. En revanche, il semble acquis que ces derniers négocieront ferme pour éviter ce mauvais signal et ses conséquences économiques et financières, en s’appuyant sur le fait qu’ils sont également d’importants financeurs potentiels d’énergies décarbonnées.

Les pouvoirs publics auront certainement une oreille attentive pour de multiples raisons (économiques, financières, d’emploi). Un compromis qui serait perçu comme moins stigmatisant par les entreprises du secteur des énergies fossiles pourrait être de s’appuyer sur les nouveaux “rapports de durabilité” exigés des entreprises et instaurés par la Directive Européenne CSRD[iii] – les premiers devraient être publiés en 2025, avec un calendrier progressif jusqu’en 2027 selon la taille de l’entreprise. Ces rapports tiennent compte de la réalité effective de l’activité d’une entreprise et l’éventuel investissement dans les énergies vertes de ces acteurs pourrait adoucir le résultat. Cela tiendrait également mieux compte du risque de transition sur les secteurs hautement dépendants des énergies fossiles, comme le transport aérien et bien d‘autres secteurs. Le mécanisme ainsi mis en place répondrait à un triple objectif : mieux prendre en compte les risques portés par les organismes d’assurance, financer la transition, décourager les investissements fossiles.

Des travaux complémentaires nécessaires pour l’immobilier et les risques sociaux

L’EIOPA semble beaucoup moins convaincue du côté des actifs immobiliers dans le bilan des organismes d’assurance.

Elle a tenté d’étudier le risque de transition relatif aux bâtiments, l’hypothèse étant que des performances énergétiques sous la moyenne risqueraient de faire baisser à la fois la valeur des biens et leur valeur locative.

Devant le peu de données et de modèles disponibles, elle a dû se contenter d’analyser rétrospectivement le seul marché immobilier allemand.

L’étendue géographique est restreinte, et le manque d’analyse prospective limite la pertinence de l’exercice. L’EIOPA en convient aisément, et considère qu’il est trop tôt pour se positionner sur ce sujet, appelant de ses vœux une amélioration des jeux de données et des modèles actuariels.

Si elle aboutit à la même conclusion sur les risques sociaux, elle considère leur prise en compte comme pertinente d’un point de vue prudentiel et s’engage à établir de futures recommandations à ce sujet, dans l’attente notamment des reportings d’entreprises dans le cadre du règlement européen SFDR [iv] et l’établissement de modèles robustes d’analyse prudentielle autour des risques sociaux.

Un premier pas bien timide mais dans la bonne direction

Au vu des recommandations de l’EIOPA, les 156 pages du rapport semblent bien avoir accouché d’une souris : rien sur la biodiversité, rien sur les activités polluant les sols et les eaux – microplastiques, PFAS, etc – pas de suggestion d’asseoir le traitement prudentiel sur la taxonomie européenne ou les rapports CSRD.

Mais il ne faut pas sous-estimer la grande victoire symbolique et financière, pour l’atteinte des objectifs de développement durable, que représenterait la surcharge en capital liée à la détention d’actifs fossiles.


[i] https://www.eiopa.europa.eu/publications/final-report-prudential-treatment-sustainability-risks-insurers_en

[ii] Own Risk and Solvency Assessment, outil d’auto-évaluation impose par la réglementation introduite dans le cadre de la Directive Solvabilité 2

[iii] Corporate Sustainability Reporting Directive

[iv] Sustainable Finance Disclosure Regulation